Voyage en Russie

Les volets du premier étage s’ouvrent d’un seul coup, en claquant contre le mur. Stupéfaits, nous interrompons notre brouhaha agité sur le trottoir. Brigitte a-t-elle vraiment promis de venir nous chercher en taxi ? Ça aurait du sens, on n’habite pas loin, et après tout on voyage ensemble. En même temps, n’est-ce pas un peu juste une demi-heure pour y arriver, à l’aéroport ? Et si elle avait parlé du taxi là-bas ? Mais qu’est-ce qu’on va faire s’ils ne viennent pas ?

Le téléphone mobile de Brigitte nous invite à appeler son fixe, son fixe insiste qu’elle n’est pas là, il nous invite à laisser un message, le mobile de Fabien, lui, ne nous invite pas. Il se tait.

Entre en scène : le voisin, son marcel blanc côtelé brille dans les ténèbres du petit matin parisien. Brun et petit il appuie ses bras musclés sur le bord de la fenêtre pour se pencher dehors. Il s’agite, il nous hurle, sa bouche devenant parfois un grand ovale noir, verticale, on dirait le portail d’une église gothique couronné d’un relief ornemental : la moustache. Parfois bouche et moustache sont deux lignes raides, bien parallèles, l’une en dessus de l’autre. Ce n’est pas une moustache de bon-vivant français, elle manque d’un côté ludique, un petit tournant vers le bas aux deux bouts, ou bien deux pointes qui montreraient joyeusement vers le ciel. Rien de ça, elle finit de manière abrupte, très raide, bien loin du coin des lèvres. Noir et brillante, elle accentue la colère de son maître. Mais comment est-ce qu’on ose ? Mais qui se croit-on ? Mais ne comprenons-nous pas que les gens veulent dormir à cette heure-là ? On est désolés, navrés, mais il doit nous comprendre aussi, nous excuser s’il vous plaît, cher Monsieur le voisin, après tout, on est dans une situation bien compliquée, sans miracle, on le ratera, cet avion.

Monsieur notre voisin, fidèle à lui-même, ferme les volets d’un grand éclat, en hurlant des injures.

Le Chéri laisse tomber nos bagages sur le trottoir, de tout leur poids. Il baisse les bras. Trente minutes jusqu’à la fermeture des quais, je vois un avion partir sans nous en Russie, fini notre rêve de balades entre amis, en bateau, aux bords des canaux, en vain notre désir de rigolades tout au long des nuits blanches de Saint-Pétersbourg, nos vacances - perdus. Passe un taxi, je ne réfléchis pas, je m’élance droit dans la rue. Le Chéri crie, il crie qu’il est pris. Parfois il connaît mal son Paris. Le chauffeur de taxi s’arrête, après un bref compte rendu il nous laisse monter et, une fois le client actuel déposé chez lui, on s’envole vers notre avion.

C’est normal chez lui, au Congo, d’emmener qui en a besoin, nous explique le chauffeur. Il se tourne vers nous avec un grand éclat de dents d’ivoire brillant. On l’adore, on le vénère, on jure qu’on va passer nos prochaines vacances au Congo, ce beau pays, où les chauffeurs de taxi sont si doux, si souples et leur clientèle si généreuse.

En route, le mobile de Fabien nous appelle. Mais non, il n’a jamais été question d’un taxi partagé à Paris, c’est pour là-bas, à l’arrivée. Ça va ? Ça roule bien ? Ils croisent les doigts. Ils vont l’arrêter cet avion, enfin, ils vont tout essayer, c’est promis.

On arrive pile poil à l’heure, au moment de la fermeture d’embarquement. Soupirs, rires, embrassades. Oh là, là, là, dit Brigitte, et n’importe quoi, quel bordel, mais qu’est-ce qui serait arrivé si on l’avait loupé ? Ils s’apprêtaient déjà à s’inscrire sur un site internet pour se chercher des nouveaux amis, dit-elle, sa gesticulation digne d’une chanteuse d’opéra italienne. Ensuite elle nous raconte toutes les fois où ils ont raté un train ou un avion avec Fabien.

À peine installés dans l’avion, on s’endort comme des pierres. Les boissons et les repas qui passent, on ne les remarque même pas.