Voyage en Russie

Pendant les balades en ville on oublie vite toutes critiques et autocritiques. Trop délicieuse la cuisine trans-soviétique, l’ukrainienne, la sibérienne et la géorgienne, trop beaux les bâtiments classiques en couleurs pastelles qui se reflètent dans l’eau des canaux, trop romantiques les ponts sur la Neva qui s’ouvrent à une heure du matin, obligeant les retardataires à rester figés dans leur voiture ou à patienter sur le trottoir pendant des heures. En attendant, s’ils ne dorment pas, ils regardent l’eau couler et les grands bateaux passer entre les ponts ouverts, jusqu’à leur fermeture au petit matin qui permet à la ville de se réveiller et de bouger à nouveau. Les amoureux se baladent au bord de la Neva à minuit quand le jour tombe à peine et les groupes d’amis prennent le soleil dans les parcs jusqu’à neuf heures du soir.

Après deux jours de balades au bord des canaux, de visites de musées, d’admiration de l’architecture et de dégustations des délices de l’empire russe, il est temps de s’adonner à la haute culture locale : le ballet.

Dans le Mariinski on se sent ramené aux temps des tsars: grand lustre baroque suspendu au-dessus du public, petits balcons aux ornements dorés surplombant l’orchestre, lourds rideaux de velours rouge foncé, retenus d’une grande corde d’or pour encadrer la scène. Plus généralement, les Russes font tout pour tenir la modernité loin de leurs scènes. « Ce n’est guère contemporain? », demande une dame devant moi dans la file, sa voix tremblant d’inquiétude, quand elle prend ses billets pour « Le lac des cygnes ». « Classique », rétorque la caissière, non sans sévérité. « Vous dites ça comme ça », s’exaspère l’adepte du ballet du temps des tsars, « mais moi, une fois je voulais voir « Gisèle », et qu’est-ce que vous croyez qui m’arrive ? Je tombe sur une présentation moderne ! » Caissière et cliente se lancent un regard plein d’horreur.

Plus tard, pendant le spectacle, je ne comprends plus pourquoi ces craintes. En tout cas ici, elles sont saines et sauves, les dames qui détestent la danse moderne. Les ballerines dansent sur leurs pointes et se laissent porter gracieusement par les messieurs, dont le seul rôle consiste à lever les belles demoiselles en l’air et à faire un grand saut de ci de là. Ce qui change sans cesse ce sont les tenues traditionnelles de différents peuples dans lesquelles les ballerines présentent leur grâce et leur savoir-danser. Apparemment, tout ça pour plaire à un gros sultan. Ça se passe bien, semble-t-il, le sultan a l’air tout à fait ravi. Sans cesse, il désigne des formes féminines dans l’air avec ses grosses mains, en accentuant son geste avec des baisers lancés aux belles danseuses. Son enthousiasme et ses gestes s’intensifient à chaque danse, ce qui finit par provoquer le fou rire de notre copine Brigitte. Jusqu’à la fin du spectacle, elle n’arrive plus à se retenir. Elle se sent obligée de couvrir son visage avec son écharpe, peut-être pour amener son entourage à penser qu’elle se prend pour une modeste esclave voilée dans le harem du sultan, qui admire la beauté et la grâce de ses favorites.

N’empêche, il y a aussi de la beauté dans ce spectacle. Moi, j’ai surtout aimé le petit danseur japonais, qui, à chaque saut, s’est envolé un peu plus loin, un peu plus vers le ciel.

De retour dans la rue ensoleillée, à onze heures du soir, on commence vite la recherche de nouveaux divertissements. Pour nous, elle n’est pas finie cette nuit. On cible un bar sous-sol à quelques pas du Mariinski. Un groupe qui y joue du rock. Au début, ils ne veulent pas nous laisser entrer. Après quelques discussions amicales et animés, on peut observer un changement soudain et complet de stratégie de leur part. Difficile de savoir pourquoi, mais ils nous escortent à une table comme si on était les invités royaux d’un autre pays. Pour un peu, ils nous dérouleraient un tapis rouge. En même temps, cest vrai qu’avec seulement deux buveurs nocturnes au bar accrochés à leur bière comme si elle pouvait leur donner la stabilité qui manque à leurs corps, et un groupe de jeunes femmes en petite tenue et abondant maquillage, perdues au fin fond de la salle, ils ont intérêt à être gentils avec leur rare clientèle.

Le groupe sur scène est composé d’hommes dans la trentaine aux cheveux longs. Tous semblent fermer les yeux, ou au minimum baisser le regard, pour bien mettre en évidence leur absorption dans leur tâche. Ils jouent du rock russe, puis du rock américain. Avec Brigitte, excitées par la soirée de ballet et par notre succès avec le serveur, qui ne cesse pas de nous apporter de nouvelles boissons, de nous proposer des chips ou de ranger une petite chaise ici, une table là pour améliorer notre confort, nous sommes inspirées pour danser. On est vite rejoint par la table de femmes, qui visiblement n’attendait que cette bonne occasion pour se lancer dans l’amusement. L’ambiance monte vite. Les danseuses se déchaînent, les musiciens aussi, les pauses vodka de la bande se multiplient. Entre temps, pendant les sets de musique, les instruments se répondent avec toujours plus d’habilité, toujours plus de fantaisie. Question, réponse, proposition d’idée, élaboration, improvisation, solo de basse qui chasse solo de batterie, ensuite reprise du début, une musique toujours plus rythmée et inventive. Les développements sur scène nourrissent notre danse, qui intègre maintenant des sauts, des pirouettes, des figures toujours plus osées. Ça finit même par amener quelques hommes sur la piste de danse, l’adoubement suprême de toute soirée.

Suit une période de joie et de folie commune, de fusion entre musiciens et danseurs, peut-être durant des heures, peut-être seulement quelques minutes - difficile à dire maintenant, en rétrospective. Mais tout ce qui est beau doit finir à un moment. Quand l’euphorie partagée atteint son sommet, la communication entre les musiciens commence à se dégrader. Après quelques répétitions d’une fin de chanson spécialement éclatante, l’homme à la batterie n’arrive plus à s’arrêter. Il répète et répète, re-répète, ajoutant avec chaque reprise une variation, un petit embellissement, un allongement toujours plus allongé.

Nous, femmes sur la piste de danse, on est ravies, ça nous permet de tester des sauts, accentués par des gestes dramatiques, des secouements de tête sauvages qui envoient nos cheveux voler dans l’air. Seuls les camarades-musiciens ne sont pas contents. Ils envoient des signes toujours plus agités au batteur pour le convaincre de passer enfin à autre chose – en vain. Le guitariste ajoute des coups de pieds – en vain. Monsieur la batterie s’est caché derrière sa longue chevelure, il ne connaît plus ni ami ni ennemi, ni raison surtout, il recommence et recommence à l’infini sa finale, peut-être a-t-il décidé de la répéter jusqu’à la perfection, qu’on n’atteint jamais vraiment, on le sait bien.

Entre temps, le bassiste l’a rejoint dans son enthousiasme. Le regard toujours baissé, avec un air de rêverie et de dévouement complet, il accompagne de sa propre interprétation cette fin sans fin toujours plus longue et plus ornementée. Lors d’une interprétation singulièrement entraînante de son thème, il tombe de la scène, droit sur son instrument, tel un arbre abattu. Il n’essaie même pas de s’appuyer sur ses mains pour se protéger. Visage à terre, corps raide, il ne bouge plus. Après beaucoup d’agitation et un travail dur et laborieux, les femmes de la salle parviennent finalement à le relever, à lui réinsuffler la vie. Et tout à coup, imperturbable, comme si de rien n’était, le bassiste remonte sur scène, la nonchalance même, pour reprendre son thème avec les trois cordes qui lui restent.

Quand nous quittons le bar, pendant la pause vodka suivante, le groupe en concert et les serveurs nous font jurer que nous allons revenir à la prochaine occasion.