Le propriétaire de notre appart’ s’appelle Orso. Brigitte l’a trouvé sur internet, l’appart et l’homme aussi. Un homme d’origines et de pratiques commerciales nébuleuses, il faut bien le dire. Il gère ses affaires en anglais, en français en allemand ou en italien via internet et un compte bancaire en Allemagne.
Il vient dans l’appart, en personne, pour recueillir le reliquat du loyer, quand Brigitte et Fabien s’apprêtent à retourner à Paris. Ensuite il veut accompagner le Chéri et moi dans un bed & breakfast non loin de l’appartement, une autre partie de son vaste patrimoine foncier. Nous y avons réservé une chambre pour rester encore deux jours à St. Pétersbourg avant de partir pour Moscou.
Il est beau gosse, Orso, brun sportif, pas très grand, mais les traits du visage plutôt virils. En même temps, il ressemble un peu à un étudiant avec son sac en bandoulière. Il s’assoit dans la cuisine pour attendre que Brigitte et Fabien finissent toilette et valises, et commence à raconter.
Il est Corse. Et Suisse. Il vit à St. Pétersbourg depuis quinze ans. A l’époque, il est venu avec ses parents. L’immobilier, c’est une bonne affaire ici, explique-t-il. Il vient toujours prendre le loyer en liquide, il faut, il faut. Il faut faire des affaires un peu au noir, c’est bien trop ce que demande l’Ètat en impôts.
Je crois que j’ai un vertige. Je suis fonctionnaire du Trésor par profession et fonctionnaire du Trésor par nature. Il est hors de question que je participe à l’évasion fiscale avec un Corse Suisse sans gêne.
Oui, c’était une bonne occasion, les appartements après la chute de l’empire soviétique, continue Orso la tchatche. Surtout quand le gouvernement a fait cadeau des kommounalkas, les appartements habités en commun par plusieurs familles, en transférant la propriété aux locataires. Après, quand les prix ont commencé à s'envoler, propulsés par la hausse du pétrole, les habitants, nouveaux-propriétaires, ont tous essayé de vendre leurs kommounalkas. C’était la guerre. Capitalisme de casino du côté des acheteurs et des agents immobiliers, rêves d’une meilleure vie ailleurs du côté des vendeurs. Rêves pour la plupart très vite brisés et cher payés, avec méfiance et intrigues à la clé entre copropriétaires en désaccord sur les conditions ou même l’utilité de la vente. Plus d’une vieille dame qui insistait sur son droit de mourir dans son appartement avait ainsi accéléré sa fin, explique Orso, puisqu’elle bloquait les rêves du grand argent de ses co-kommounalkistes, leurs rêves d’une meilleure vie.
Lui-même, il avait acheté deux kommunalkas à l’époque, gazouille Orso d’une manière tout à fait insouciante, visiblement inconscient des questions que relève cet achat après ce qu’il vient de raconter.
Je me rends compte que je dois le regarder les yeux grands ouverts. Pas lui, il ne se rend compte de rien. Il continue ses réflexions sur le marché immobilier et la vie à Saint-Pétersbourg, il compare avec Paris, avec Londres, il considère qu’il faudrait peut-être se diriger vers l’Ouest bientôt, les opportunités de business à Saint-Pétersbourg n’étant plus ce qu’elles étaient, et puis la corruption, et la mauvaise gestion du pays...
Quand il collecte notre loyer, je comprends que, effectivement, c’est ici la maison de la vilaine prêteuse sur gages, et Orso son héritier. En comptant notre argent, ses jeunes mains sportives vieillissent d’un seul coup, elles deviennent arthritiques, ridées, tachées. C’est elle la prêteuse sur gages, c’est lui, c’est ici!
Une fois dans la rue, quand je me suis recomposée, on s’assure avec Fabien et Brigitte que c’étaient des vacances magnifiques, on se jure qu’on va se retrouver au plus vite possible à Paris et que dans le futur, on va toujours être très clairs sur qui vient chercher qui, ou non, et sur quand et sur le mode de transport qu’on emploie.
Orso nous accompagne à notre bed & breakfast, il insiste. On a bien essayé de lui arracher l’adresse pour y aller tous seuls – en vain. Une fois arrivés, le motif devient plus clair. C’est très loin du petit endroit simple mais charmant que je m’imaginais, avec une vieille dame chaleureuse qui s’occuperait à la fois de la réception, des beds et du breakfast. Nous entrons dans une cour à l’abandon où sont stockés des différents matériaux de construction et des hommes désœuvrés. Il y a un chien qui aboie. La porte en métal de l’escalier est bien sécurisée, j’ai l’impression qu'Orso tourne la clé une dizaine de fois avant qu’elle ne s’ouvre. Derrière, dans les escaliers, qui n’ont pas l’air d’avoir été rénovés depuis l’ère de la grande terreur, on sent une forte odeur d’urine.
Notre charmant petit bed & breakfast n’est rien d’autre qu’une kommounalka, qui a été vendue pour loger des touristes, sans doute après la mort précoce de son habitante la plus âgée. Par conséquent, aucune « vieille dame qui s’occupe de tout »: celle qui aurait pu le faire n’est plus. Ça doit fonctionner tout seul.
Orso frappe à la porte d’une chambre et commence à négocier avec une dame en peignoir, sauvagement échevelée, qui s’apprête à passer à la salle de bain commune. Comment ça ? Salle de bain commune ? Mais on fait des chichis nous, on prend toujours une chambre avec bain privé. Le Chéri admet en chuchotant qu’il n’a même pas vérifié lors de la réservation, pour 70 Euros la nuit il était certain d’en avoir une. Entre temps, d’autres habitants de la kommounalka passent de la cuisine à leur chambre ou pendent leur lessive dans le couloir. Visiblement, on se sent à l’aise dans cette joyeuse colocation, il n’y a que nous qui sommes crispés. L’habitante actuelle de notre chambre en sort ses affaires, en nous présentant ses excuses avec un fort accent souabe. Mais qu’est-ce qu’elle est désolée, elle nous attendait plus tard, oh la gêne occasionnée, elle espère que nous ne sommes pas trop fâchés ?
Une fois qu’elle est sortie, nous inspectons la chambre avec Orso. Elle doit faire huit mètres carrés au grand maximum. Le lit a beau avoir deux coussins et deux couvertures, ce n’est pas un double, lance le Chéri entre ses dents. Les stores ne s’ouvrent plus, mais Tito promet de s’en occuper plus tard dans la journée, après avoir recueilli ses loyers dans les autres appartements qu’il gère.
Nous sommes paralysés, incapables de protester contre quoi que ce soit. Plus tard, le programme de visites devient vite trop chargé pour changer d’hôtel, même si nous découvrons que notre fenêtre compense en effets acoustiques ce qu’elle n’offre pas en vue. Bien évidemment, Orso ne revient jamais pour réparer les stores. La fenêtre donne sur un coin de rue qui est un lieu favori des ivrognes pour régler leurs disputes tout au long des nuits.
Quand il vient recueillir son argent, Orso, montrant toute la splendeur de sa générosité, accepte de baisser le prix de la chambre de 20 Euros. Après tout, il ne fait pas ce travail pour l’argent, explique-t-il.
Alors pourquoi est-ce que je vois les mains de la vilaine prêteuse sur gages, arthritiques, ridées, tachées quand il compte notre argent ?