Depuis l’ère de l’économie de déficit de la période soviétique, la file d’attente en Russie, c’est un art, un état d’âme. On ne l’a fait pas, on la subit, on la vit. On y vit surtout. Chaque file est gouvernée par ses propres codes, ses règles, pour la plupart inintelligibles à l’étranger inexpérimenté qui ne passe qu’une semaine ou deux en Russie.
Une nouvelle russe très célèbre sur la vie dans la file relate les relations des gens qui y vivent, les uns à côté des autres. Tantôt les fileurs s’entre-aident, par exemple pour garder la place à quelqu’un qui doit aller chez le médecin, ou qui se voit obligé de faire présence dans une autre file, tantôt ils emploient ruse et malice pour dépasser les autres …un peu comme dans la vie, celle en dehors de la file.
Notre première expérience intense est la file d’attente face aux caisses du Kremlin, le jour après notre passage à Moscou. Elle débute à quelques centaines de mètres de l’entrée, dans le jardin Alexandre, nid de verdure idyllique. Elle est longue, ordonnée, civilisée et mène dans un bâtiment propre et moderne au front vitré. Le cœur battant, nous nous glissons dans la file pour attendre avec impatience le beau moment où nous pourrons enfin entrer dans cet endroit mythique qu’est le Kremlin, cet endroit tant désiré, cet «endroit-méritant-d’être-remarqué», comme les Russes nomment leurs monuments avec précision et poésie. Une annonce enregistrée informe les gens de la file d’attente en différentes langues que les manteaux et sacs encombrants sont à laisser dans les vestiaires et que les chiens ne sont pas admis. Tout a l’air très bien organisé. Seul inconvénient : la file, même après dix minutes d’attente, ne donne aucun signe de mouvement. Les fileurs ont l’air drôlement résigné, ou bien ils ne soupçonnent rien. En tout cas, ils continuent d’attendre avec une patience exemplaire.
Tout ça me rappelle une vieille blague des temps soviétiques. Un journaliste occidental, en visite en Roumanie, avise une longue file d’attente. Quand il demande aux gens pourquoi ils attendent, personne ne sait lui donner une réponse. Finalement, tout au début de la queue, il trouve une petite vieille au dos voûté qui regarde avec attention la vitrine d’un magasin complètement vide. Alors pourquoi cette file, lui demande le journaliste. Je n’en sais rien, répond la vieille dame. J’ai déposé mon sac devant ce magasin pour me reposer un moment, il est lourd, vous savez, et tout d’un coup tous ces gens ont fait la queue derrière moi. Mais alors, pourquoi vous n’allez pas à la maison, il est évident qu’il n’y a rien dans ce magasin, demande le journaliste abasourdi. La vieille dame lui lance un regard à la fois choqué et exaspéré. Avez-vous toute votre raison ? rétorque-t-elle. Partir maintenant, alors que je suis en tête de la file ?
Après ce qui semble des heures de patience, de civilité et d’immobilité, j’envoie le Chéri en expédition dans le jardin Alexandre pour voir s’il n’y a pas une autre possibilité de franchir l’entrée du Kremlin, notre Sésame. Il revient avec l’information qu’il y aurait une structure très improvisée à côté de la Manègenaya Oulitza, la rue du Manège, où une foule bruyante et désorganisée ferait tout pour contourner leurs adversaires dans la file et ainsi arriver au plus vite dans les containers, qui abritent les caisses ou encore les vestiaires. Tout ça a l’air plus prometteur que notre file actuelle. Nous l’abandonnons donc pour tenter notre chance devant les containers.
Ici, tout avance vite, le seul souci étant la complexité des billets. Il y en a un pour les cathédrales, un pour le clocher d’Ivan le Grand, un troisième pour le musée des Armoiries et divers autres pour des attractions variées dont nous ignorions l’existence.
Deux billets pour le tout, je balbutie quand on arrive enfin en tête de file. La vieille dame à la caisse - courts cheveux bruns crêpés avec peigne et laque - me lance un regard à travers la vitre qui nous sépare. Pas facile de voir son expression, puisque sa chaise est tellement basse que sa tête se trouve à la hauteur de mon ventre. Toutefois, son indignation ne peut échapper à personne. Froncement de sourcils, deux rides verticales entre les yeux. La dame l’utilise avec une telle fréquence, cette expression, avec une telle intensité qu’elle est désormais gravée dans son visage. La rage jaillit de ses yeux en éclairs, en flèches qui nous transpercent comme des oiseaux abattus lors d’une chasse médiévale.
Sa réponse en russe, très énervée, me semble indiquer qu’il n’y a que des visites guidées pour le musée de l’Armoirie, la prochaine ayant lieu à 14 heures. Très bien, je réponds avec toute l’amabilité dont je suis capable, je vais prendre deux billets pour la visite à 14 heures alors.
Les deux rides verticales sur son front m’ont l’air de s’enfoncer encore plus profondément. Elle aboie une réponse, largement inintelligible pour moi, mais qui contient encore une fois l’horaire magique, qui lui tient tant à cœur. Oui, oui, très bien, des billets pour deux heures alors. Le Chéri souligne que le musée de l’Armoirie a trois étoiles dans notre guide, pas question de le rater alors. J’ajoute donc un grand sourire à ma demande. Il doit bien y avoir une façon de rétablir la paix entre la caissière et moi. On ne se connaît pas assez pour être déjà ennemies.
Ou peut-être si, puisque maintenant c’est de la haine pure qui s’inscrit sur son visage. Je vous ai dit, me hurle-t-elle, pour ensuite me répéter ce qu’elle m’avait dit avant, sans pour autant baisser la voix ni ralentir son discours. Visiblement elle me prend pour une idiote ou au moins pour une sourde.
Elle dit que vous ne pouvez prendre les billets qu’à deux heures, nous explique une jeune Russe en anglais. Elle attend derrière nous dans la file d’attente. Comment ? Refaire la queue à deux heures ? Mais c’est absurde. Maintenant, c’est notre tour d’être indignés. Impossible ça, complètement hors de question. On ne va pas nous demander de refaire la queue à un horaire différent pour chaque élément méritant-d’être-remarqué dans le Kremlin !
Le Chéri s’exaspère de l’absurdité de l’affaire, et de la caissière rancunière, qui ne nous pardonne pas notre ignorance de sa langue et des règles du Kremlin. Je veux acheter au moins le minimum de billets, ceux qu’il faut pour éviter qu’on quitte Moscou sans avoir vu l’essentiel du Kremlin, mais je ne sais pas si la caissière nous vendra quoi que ce soit maintenant, avec la guerre chaude qui s’est installée entre nous. Le Chéri, lui, est prêt à tout abandonner. Mais on ne va pas se laisser faire comme ça, qu’ils le gardent pour eux leur Kremlin, et leurs procédures kafkaïennes avec. Le musée de l’Armoirie est décidément hors de portée, aucun doute là-dessus. A faible voix, je rappelle au Chéri ses trois étoiles - en vain. Aucune chance pour qu’il refasse cette file du non-sens à deux heures. Aidée par la jeune femme multi-langue derrière moi, je finis par obtenir au moins deux billets pour les cathédrales. Le regard dédaigneux de notre caissière nous accompagne, quand nous sortons du container. Manque seulement la queue devant le container-vestiaire et, hop, nous voilà déjà prêts à visiter le Kremlin.
Sauf que les messieurs postés à la tour qui ouvrent le Kremlin au public, c’est-à-dire à la partie du public qui a eu la détermination et la persévérance, ou faudrait-il dire l’obstination, de faire toutes les queues nécessaires et non-nécessaires pour acheter tous ses billets, ces messieurs alors qualifient le sac-à-dos du Chéri d’encombrant, qui doit être confié au personnel compétent des vestiaires. Mon sac à main, qui est beaucoup plus grand, passe sans problème. La danse de folie du Chéri qui suit est indescriptible. Long monologue sur la rigidité et l’absurdité de l’administration du tourisme Russe et sur ce que ceci implique pour le développement du pays, interrompu pas des sauts de colère, des cris de rage, des injuries et des serments qu’il ne va jamais, jamais plus revenir de sa vie.
Pendant la marche arrière à travers le jardin Alexandre envers le container-vestiaire, je fais de mon mieux pour le convaincre qu’en réalité, c’est pour tenir les femmes en soumission éternelle qu’ils autorisent les sacs à main partout. Tant que nous portons nos sacs avec nous, il y aura toujours quelque chose de perdu là-dedans, quelque chose qu’il faudra chercher pendant des heures, d’abord en fouillant, ensuite en s’exaspérant, et finalement en bouleversant le sac pour renverser son contenu entier par terre et enfin le réordonner dans le vain espoir de retrouver ce qui nous manque. Tout ça c’est fait pour nous bloquer, nous, les femmes, pour nous empêcher d’utiliser nos forces dans la construction d’une vie heureuse et indépendante, pour éviter que nous concurrencions les hommes, pour bloquer notre montée au pouvoir, au contrôle du monde.
Cela ne calme guère le Chéri, aussi peu que mes explications selon lesquelles vivre des absurdités dans une file d’attente russe est un élément indispensable d’un voyage en Russie. J’insiste que sans cette expérience, on ne pourrait même pas dire qu’on est venu ici. Mais il faudra encore beaucoup d’églises baroques, beaucoup de clochers à bulbes, beaucoup d’icônes dorées et en plus un concert spontané de chants religieux d’une beauté féerique dans la Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux pour qu’il refasse sa paix avec la Russie, le Chéri.
Ou prenons la queue devant le Bolchoï. C’est le lendemain vers la fin de journée, que nous l’abordons. Elle est longue, très longue, elle commence devant une porte d’entrée du Malenki Théâtre, la petite sœur du Bolchoï, où sont vendus les billets pour ce dernier, pour une raison qui nous échappe. Elle traverse quasiment toute l’énorme place, atteignant presque la rue principale qui la borde du côté sud. Ce sont principalement des étrangers qui attendent leur tour dans cette file, groupes de touristes occidentaux, qui bavardent bruyamment en espagnol, en italien, en français et anglais, dans une joyeuse anticipation des délices chorégraphiques qui les attendent sur cette célèbre scène.
Hélas, impossible pour nous de faire la queue pendant des heures maintenant, nous avons encore tant de choses à voir aujourd’hui. En l’occurrence, le Chéri croit même qu’il n’est pas strictement nécessaire d’aller au Bolchoï, puisque on a été au Mariinski, et de toutes les façons, cette danse sur les pointes, ces tutus, tout ça c’est trop de maniérisme pour lui. Pour moi, en revanche, hors de question de concevoir un séjour à Moscou sans avoir vu un ballet au Bolchoï. S’il vous plaît, et ma réputation de citoyenne cultivée ? Il doit y avoir une autre manière. Je parcours le front du Malenki de haut en bas, j’entre par l’entrée principale, tandis que la queue, elle, se trouve devant une toute petite entrée sur le côté.
Et la voilà ! Une caisse sans aucune file d’attente, ces étrangers idiots au dehors n’ont rien compris. Visiblement, c’est la même histoire comme dans cette blague avec la vieille femme qui se repose devant un magasin dépourvu de marchandises. À la limite, elle ne va jamais ouvrir cette petite entrée secondaire où ils croient pouvoir acheter des billets, tous ces Européens du sud, aveuglés par leur bonne humeur, leur insouciance méridionale qui ne mène nulle part. Devant moi, seule une dame s’assure quand elle paie ses billets qu’il s’agit bien d’un spectacle classique. Mais oui, mais bien sûr, classique. De la danse moderne sur cette scène, mais s’il vous plaît ! La caissière aux courts cheveux crêpés à peigne et laque tique à cette seule idée. Soulagée, sa cliente enfouit ses billets dans son sac à main, non sans relater plusieurs souvenirs de spectacles de danse moderne auxquels elle s’est vu assister malgré elle.
Je prends deux billets pour « Le Lac des Cygnes» le jeudi, interprétation classique garantie. Ha ! « Le Lac des Cygnes » dans le Bolchoï, en contournant habilement les longues files d’étrangers mal informés. Et ce n’était même pas cher. Très fière de moi, je fais une petite balade sur la grande place des grands théâtres. Juste pour passer le temps, je commence à étudier les programmes affichés en dehors du bâtiment. Une grande affiche vante le festival du jeune ballet russe qui présente ce jeudi l’ensemble des jeunes danseurs de l’Opéra de Perm avec – le Lac des cygnes. Je pousse un cri de choc et d’incrédulité. Un regard sur mes billets confirme mes pires craintes. Je viens d’acheter des billets pour un groupe de ballet provincial, et le spectacle n’a même pas lieu au Bolchoï, qui est en rénovation, mais au Malenki juste à côté. Si mes cheveux expriment juste une once de ce que je ressens en ce moment, ils doivent montrer l’effet crêpé qui est tellement en vogue chez les caissières russes cette saison.
Hors d’haleine, je cours vers le Chéri, qui est assis sur un banc à l’autre bout de la place en train de lire le guide. Je lui raconte toute la catastrophe. Il a l’air imperturbable, lui. Oui, mais patience, en tout cas le ballet... Autant j’admire son sang-froid, autant moi, je ne peux pas baisser les bras comme ça. Je l’abandonne avec sa lecture et je retourne en courant à la file des idiots étrangers.
Cette file-là est beaucoup plus courte maintenant, mais aussi beaucoup plus agitée. Il y a une grille de fortune devant la petite porte d’entrée et un monsieur en uniforme posté derrière. Il se donne des airs de grande importance et de sévérité, en laissant des gens entrer dans le bâtiment par petites vagues. La file est maintenant composée d’une population qui semble principalement appartenir à une bourgeoisie moscovite élégante, aisée, bien informée et visiblement folle de ballet. Avec un enchaînement ininterrompu et in-interrompable d’arguments très raffinés une dame essaie de convaincre le couple devant elle que leur place dans la queue est en réalité la sienne, puisqu’elle était déjà dans le bâtiment, devant les caisses, puisque son ami a déjà son billet, puisque suite à une injustice inouïe commise par les autorités chargées d’assurer le déroulement correct de la vente des billets elle se retrouve ici… Son discours me donne des vertiges, moi j’aurais cédé ma place depuis longtemps. Le couple auquel elle s’adresse, lui, se montre inébranlable.
De temps à autre, le monsieur en uniforme fait entrer un petit groupe « sélect » du début de la file. Ceci provoque à chaque fois un grand hourvari dans la foule, des demandes d’information plus précises, des plaintes, de graves accusations. La dame devant moi agite son unique billet dans l’air moscovite et, mettant en avant les injustices subies tout à l’heure, devant la caisse, elle réclame sa place en tête de file. Visiblement, elle n’est pas la seule qui a de quoi se plaindre. Il paraît que la vente des billets pour le Bolchoï est un summum de corruption et de népotisme, rien ne se déroule selon les règles. La bonne et due forme, on la cherche en vain. Tout le monde se retrouve ici, dehors, dans la file, sans billets, à cause de la malhonnêteté des autres acheteurs et des graves erreurs commises par le monsieur en uniforme qui donne toujours priorité aux gens qui ne le méritent pas.
Il paraît qu’on se bat tous pour aller voir « Le prince Igor » qu’on ne donne que demain soir. Il reste très peu de places, et aucune autre opportunité de voir le Bolchoï au cours de l’été. C’est ce qui explique cette émeute dans laquelle je me retrouve.
Arrive enfin mon tour et l’homme en uniforme me pose une question que je ne comprends pas. Quand je lui indique que je suis étrangère il lève ses yeux au ciel, grommelle quelques mots inaudibles et m’indique une caisse sans file. Je n’hésite pas une seule seconde, je m’élance. Oui, il reste encore des billets pour Igor, 2 800 roubles. Ce n’est pas donné, mais après tout c’est le Bolchoï, une fois dans la vie. Avec un grand sourire, je tends ma carte de crédit à la dame à la caisse. Elle me lance le regard irrité classique de la caissière russe et secoue violemment sa tête aux cheveux crêpés à peigne et à laque. Rien que du liquide, explique-t-elle. Comment ? Ils demandent des prix astronomiques et ils ne prennent pas de cartes ? En panique, je fouille mon porte-monnaie. Rien à faire, je n’ai pas cette somme sur moi en cash. Je ne suis pas une oligarche du pétrole après tout, mon argent je dois le garder soigneusement en banque ou au moins dans une petite boîte à métal dans la cuisine, identique à celle d’à côté qui contient la farine. Que faire ? Appeler le Chéri et l’envoyer au distributeur ? Appeler la police ? Crier au feu et voler les billets dans le chaos qui s’en suivra ?
Hélas, il est bien trop tard pour concevoir une stratégie pour sortir d’ici. La meute des loups du Bolchoï a senti la proie, il y a déjà une dizaine de russes qui tendent leurs billets de banque à travers l’ouverture minuscule qui nous sépare de la sévère caissière. Elle choisit au hasard un couple bienheureux, et hop, partis sont les billets, parti mon dernier espoir de suivre une fois dans la vie un spectacle au Bolchoï.
Je retourne vers le Chéri, la tête baissée, avec mes billets pour « Le lac des Cygnes » interprété par l’ensemble des jeunes danseurs de l’Opéra de Perm. A vrai dire, je me sens mal préparée pour la vie dans la file.